2ème Bal littéraire... les textes
15 septembre 2018
Médiathèque Alexandre-Vialatte - Ambert
Avec Marie-Ange Colombier, Éric Gratien, Denis Humbert, Monique Jouvancy
et Jean Lenturlu.

En partenariat avec Passeurs de mots, la librairie Tout un monde et avec la Médiathèque de Cunlhat.


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Marcia

par Monique Jouvancy


C’était juin. Juin et ses promesses. En juin tout s’arrête. Le temps se dilate, chaque journée est un cadeau. Les terrasses en guirlandes aux trottoirs des villes, les soirées longues longues, la nuit ne vient jamais. En juin on est immortel. Ce jour de juin rappelle-toi. De terrasse en jardin, d’une maison à l’autre, c’était la fête, la fête de juin, nous buvions nous dansions, la jeunesse ne finirait pas, nos corps ne faibliraient pas, jamais, seul le présent existait. Lucie nous attendait, c’était son anniversaire, il y avait là tous ses amis, nous ne les connaissions pas tous, peu importe, et tant mieux, c’était juin, c’était la fête, le vin sur les nappes blanches, la musique et les rires. Nous mangions les mets délicats, happy birthday, elle soufflait les bougies sur le gâteau, d’un seul coup bravo Lucie !, elle ouvrait ses cadeaux, merci merci, on poussait les tables contre les murs, on allait danser. Oh oui danser !... Qu’importe les pas, on improvisait sur la musique, on s’enlaçait on chantait par-dessus la voix du chanteur, que c’était bon ! Quand je revenais boire près des tables, reprendre mon souffle, je regardais cette trentaine d’adultes frétillant, se trémoussant, loin du malheur du monde. Il y avait parmi nous une femme si belle, longue longue comme une soirée de juin, filiforme, on aurait dit maigre, si cette maigreur n’avait pas joué son rôle dans la beauté de l’instant, ses bras fins s’élevant au-dessus des têtes, et ses jambes qui n’en finissaient pas, même après qu’elle eût lancé, tout en dansant, sans cesser de danser, ses talons aiguilles au hasard de la vaste salle à manger de Lucie, salle à danser devenue. La musique jetait sous ses pieds des cascades de notes sur lesquelles elle bondissait. Un insecte qui aurait dansé. Fascinante, inventive. Son visage à la danse n’était pas convoqué. Comme semblait ailleurs, pâle, serti dans une chevelure rousse, magnifique. Un moment ses yeux suivaient les mains envolées, puis les abandonnaient, s’échappaient au-delà de cet affolement.
Les autres danseurs peu à peu s’arrêtaient, la regardaient. Soudain l’un des hommes l’attrapa, à mi-corps, l’entraînant sur les accords connus d’un rock-and-roll mythique. Aussitôt elle épousa le rythme endiablé. On fit place au couple qui multipliait les figures comme s’ils avaient depuis toujours tournoyé ainsi, ensemble, corps unique se lâchant pour mieux se rattraper. Nous autour, frappions dans nos mains, riions, chantions, la musique marchait à plein volume, nous ne savions pas nous ne savions rien de l’instant qui allait suivre, qui allait tout ruiner, nous faire basculer dans l’après, arracher nos bandeaux d’aveugles et nous tendre son miroir terrifiant. J’ai demandé à Lucie le nom de son amie mais la musique a couvert sa réponse. Son amie qui riait maintenant, cambrée aux bras de l’homme qui la soulevait, la lançait, rattrapait voltiges et acrobaties avant de la lancer plus loin, plus fort. La musique allait finir, déjà certains commençaient à applaudir, quand soudain dans une virevolte, la chevelure rousse, magnifique, fut au sol. Tout se tut soudain, rires, bravos, scansions des pieds. Trente souffles retenus sur un fond de musique mourante, les dernières pulsations du rock mythique. L’homme eut un suspens, on le vit hésiter sur la conduite à tenir, finalement s’écarter de sa cavalière qui reprenait lentement sa danse solitaire, crâne blanc, lisse, plus nu que nu, ne se souciant pas de la chevelure à terre, perruque morte que Lucie maintenant ramassait avant d’aller près de la jeune femme, de lui parler à l’oreille, de l’entraîner plus loin, jusqu’à la chambre sans doute. Dans la salle, silence, murmures. Tu m’avais rejointe, tu m’avais serrée fort contre toi. Le temps qui flottait petit à petit se remit en branle. Ici et là à nouveau des voix s’élevaient. Quelqu’un remit la musique, le temps arrêté raccrocha les wagons. Lucie revint, seule. J’ai redemandé le nom de son amie. Et c’était Marcia, Marcia Baila.