2ème Bal littéraire... les textes
15 septembre 2018
Médiathèque Alexandre-Vialatte - Ambert
Avec Marie-Ange Colombier, Éric Gratien, Denis Humbert, Monique Jouvancy
et Jean Lenturlu.

En partenariat avec Passeurs de mots, la librairie Tout un monde et avec la Médiathèque de Cunlhat.


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Du côté de chez Swann

par Monique Jouvancy

Brad Pitt au QI supérieur richissime cherche top model sachant cuisiner coudre et repasser. Le verbe aimer est bien compliqué son passé n’est jamais simple comme disait Cocteau, je ne répondrai qu’à celles qui auront mis leur photo.
Jeanne l’avait convaincue : Je t’assure, moi je connais plein de gens qui se sont rencontrés sur ces sites, il faut que tu essayes.
Seule chez elle, elle a parcouru quelques profils, certains en font des tonnes, se piquent de poésie, ajoutent des citations s’aimer ce n’est pas se regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction, ils précisent ce n’est pas de moi c’est de St-Exupéry ah le petit prince mon livre préféré… Elle a éliminé ceux qui écorchent la syntaxe, l’orthographe. Elle a eu des rendez-vous avec Ulysse10, Papillon, Bleuduciel, vite devenus Michel, Stéphane, Christophe, Les photos mentent, les voix ne sont pas à la hauteur, les corps décevants. Passage au réel rude, chaque fois.
En cliquant sur sa messagerie un matin, ce nom en gras. Celui de son premier amour, elle croit rêver. C’est bien toi j’aimerais tant te revoir, plus de quarante ans déjà je n’y crois pas, je t’embrasse, j’ai le cœur qui bat fort, que vas-tu penser, tant pis je clique. Pierre. Pierre. Sa toute première fois. Si compliquée. Elle voulait elle ne voulait pas. Il était si patient. Ils se disaient je t’aime, dans la cave aménagée pour les boums du samedi soir, la cave au bar en canisses avec dessus l’abat-jour rouge sur une bouteille de chianti. Leurs vies adolescentes, étudiantes. Comme les Martine de son enfance : Pierre et le lycée. Pierre et les premières vacances. Pierre et Paris. Des jours des nuits à s’approfondir dans la chambre dix mètres carrés septième étage rue de Fleurus. Ils avaient des mots prudes pour leurs gestes crus. Ils se chamaillaient, se quittaient, multipliaient les retrouvailles, c’était si bon, pour mieux te retrouver pour mieux te manger mon enfant. Ils usaient l’un de l’autre partout, sous une porte cochère une fois, tard le soir, tout n’était pas fermé, bouclé, digicodé comme aujourd’hui. Pierre. Connus, reconnus, quittés, retrouvés, séparés, repartis, quel tourbillon leurs vies. La rupture définitive, ce fut quand ?… elle ne savait plus. Elle avait quitté la ville, connu d’autres hommes. De loin en loin dans ses rêves parfois son visage. Vite oublié au matin. Elle va répondre. Tout de suite. Que dire quels mots ? Elle en essaie quelques-uns. Ses doigts courent sur le clavier, s’arrêtent. Non. Trop apprêtés, trop pensés. Lui a écrit dans la surprise et l’élan. Ecraser la touche suppr. Encore et encore. Ne rien dire. Juste son impatience à elle aussi, sa curiosité. Ses doigts dansent sur le pavé numérique. Des chiffres. Ceux de son numéro de téléphone, des heures plus commodes pour l’appeler. Voilà c’est fait, elle a cliqué. Elle essaiera de ne plus y penser, mais l’événement tel une eau pétillante la chatouillera de bulles effervescentes tout au long de la journée.
Le soir même, un 06 inconnu vibre au creux de sa main. C’est lui. Sa voix inchangée rameute des images. La haute stature, la longue mèche brune barrant son front. Pas de gêne, ils parlent, ils rient, le temps dégringole, ils ont vingt ans. Et un rendez-vous. Dans la ville d’autrefois. Robe ou jeans comment la préférait-il alors ? Souvenirs et questions affluent. Le reconnaîtra-t-elle ? Comment les années l’auront travaillé, remanié ? Retrouver l’enfance, premier amour, premier amant, ces choses-là n’arrivent jamais ! Rouge. Elle prendra sa robe rouge. Yeux fermés, elle imagine… Elle imagine les deux heures de route à déguster chaque instant. Elle imagine son arrivée, avec un peu d’avance, pour le plaisir de l’attente. Elle se voit garer sa voiture près du grand café où ils ont rendez-vous, tourner le rétroviseur pour une dernière retouche à sa coiffure. Et puis il arrivera. Lui, Pierre. Le temps se dilatera, là, dans la ville d’autrefois où elle va refaire un tour du côté de chez Swann…