2ème Bal littéraire... les textes
15 septembre 2018
Médiathèque Alexandre-Vialatte - Ambert
Avec Marie-Ange Colombier, Éric Gratien, Denis Humbert, Monique Jouvancy
et Jean Lenturlu.

En partenariat avec Passeurs de mots, la librairie Tout un monde et avec la Médiathèque de Cunlhat.


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Sois bon

par Denis Humbert


Je m’appelle Johnny. Je suis un bâtard. Dans ma paroisse, on est tous plus ou moins des bâtards. Ça remonte loin. Les maîtres des plantations avaient tous les droits. Celui de disposer des femmes à leur guise n’était pas le moindre. J’ai pas connu mon père, mais ma mère m’a élevé et je crois que je lui dois beaucoup. Sans elle j’en serais encore à pêcher des poisons chats en tétant de la gnôle de contrebande. Je serais mort, probablement.
La brave femme est allée rejoindre son “créateur” comme elle avait coutume de dire. J’ai jamais compris qu’elle puisse autant vénérer un type qui n’existe sans doute pas et qui nous a toujours laissés croupir dans la boue de notre marigot.
Ça fait dix ans qu’elle nous a quittés. Juste après que mon premier disque ait été classé cinquième dans les charts. Pour elle c’était sans doute une belle revanche. Une revanche sur ce passé pas si lointain qui avait amené des gens comme nous dans les champs de coton, les fers aux pieds. Elle m’en parlait quelque fois, elle évoquait les journées sans fin, les brimades, les coups, cette vie de misère avec la peur au ventre qu’avaient connue ceux qui l’avaient précédée. C’est un peu pour eux que je chante aujourd’hui, mais surtout pour elle qui disait « someday you will be a man and you will be the leader of a big old band.»
J’ai fait mieux, m’man. Je suis un big band à moi tout seul. Je leur balance la patate dans les oreilles et je les fais danser comme ils n’auraient jamais imaginé que c’était possible. Et tu les verrais maintenant qui se trémoussent en hurlant sous la scène, toutes ces filles qui se pâment dès qu’elles entendent le premier riff, qui se jettent sur l’estrade, les bras tendus pour essayer de me toucher. J’imagine la tronche de leurs vieux quans ils l’apprennent. Je me marre. Parfois j’aimerais changer ma guitare pour un fouet. Je leur rappellerais à grands claquements de cuir sur les fesses ce que leurs grands pères ont fait subir à mes ancètres. Je ne suis pas si méchant; j’aime seulement le faire croire. La chanson qui m’a fait connaître me demande d’être bon, Sois bon sois bon. Bon musicien, bien sûr, pas bon samaritain.
Ça n’a pas été facile. On vivait dans le bayou, dans ces marais infestés de crocodiles et de moustiques, sur ces terres insalubres qu’on avait bien voulu nous laisser vu qu’il n’y avait rien à en tirer. Rien de rentable en tout cas. Ma mère allait se vendre comme bonne à tout faire là où on voulait bien d’elle, dans ces grandes maisons blanches dont je n’avais pas le droit de m’approcher. Si tu t’es déjà fait courser par une bande de molosses, tu me comprendras.
Je suis allé un peu à l’école, mais pas trop; c’était loin. Quand j’ai eu 14 ans, le vieux Freddy est mort. Je l’entendais souvent le soir quand il sortait s’asseoir devant sa cabane pour marmonner ses blues où il était toujours question de femmes infidèles, de malchance et de coups de couteau. J’ai récupéré sa guitare. Sa soeur est venue me l’apporter en disant qu’il avait vu comment je le regardais jouer et qu’il était persuadé que j’en ferais bon usage. J’ai pas voulu les décevoir, ni l’un ni l’autre.
C’était un espèce de dobro au bois tout usé, mais avec un manche patiné et poli par les doigts du vieux Freddy. Je m’y suis mis. Comme ça, en essayant de reproduire ce que j’avais entendu par çi par là. A l’église où ma mère me traînait j’ai entendu des trucs pas mal. Je me suis dit qu’un jour je les rendrais un peu plus nerveux, un peu moins religieusement larmoyants. Je les chantais en essayant de faire sonner l’instrument dans le même ton. Je changeais les paroles, j’imaginais des filles magnifiques que ma voix suffisait à rendre amoureuses. Je me baladais avec la guitare dans un gunny sack et je m’asseyais souvent à l’ombre d’un arbre près de la voie ferré. Le bruit des trains sur les rails m’inspirait. J’essayais de le reproduire avec mes accords. Sans me vanter, je me débrouillais pas mal. Au fil du temps je me suis fait un petit répertoire. Un jour, j’ai pris le bus et je suis allé proposer mes chansons à un type qui s’occupait d’une station de radio locale. Thibodeaux qu’il s’appelait, je m’en souviens, Roger Thibodeaux. Il m’a écouté, il a réfléchi, il m’a demandé d’en rechanter une ou deux, mais avec une autre guitare qu’il est allé chercher dans une autre pièce. Une Gibson ES 35 , la première guitare électrique que j’avais entre les mains. Je tremblais, je ne savais pas où la brancher. Il m’a montré et j’ai attaqué. A la fin, il a hoché la tête et m’a dit: OK. On va le faire.
On l’a fait. On a enregistré en deux prises avec un batteur et un bassiste qu’il avait trouvé je ne sais où. C’était bien, c’était bon : Go Go Johnny, Go, Johnny be good tonight.